Dr Gérard Amiel
Psychanaliste
Grenoble
Si la notion de corps est aisément définissable dans le champ de la science physique, son abord se complexifie à souhait dès lors qu'il s'agit de vouloir en préciser quelque peu l'occurrence chez un homme ou bien, chez une femme.
En effet, contrairement à d’évidentes apparences qui nous laissent concevoir que nous pourrions être les propriétaires de notre corps, il s’avère que celui qui échoit à chacun, nous demeure finalement toujours si radicalement ou foncièrement étranger, que le qualifier de sien, ne peut que relever d’une usurpation ou d’un pur abus de langage. Entre le sujet et « son » corps supposé, réside avant tout une béance, une faille, un gap absolument irréductibles. Ainsi l’accès direct au corps nécessite d’en passer par l’intermédiaire de quelques autres. Par exemple devant l’émergence d’un symptôme, il s’agit de s’en remettre à l’avis d’un tiers y compris quand le malade est lui-même médecin, car sa perplexité qui pourrait se formuler ainsi : est-ce grave ? Ou à l’opposé, n’est-ce rien ? Ne relève en aucune manière d’une question concernant son savoir ou son défaut de savoir face audit symptôme, mais d’un inévitable malaise quand il s’agit pour lui d’essayer de rendre compte de ce qui se passe dans un tel corps non pas lieu familier, apprivoisé, mais toujours en position d’inaccessible étranger pour soi même. Ainsi, la bonne santé a toujours été identifiée comme la vie dans le silence des organes, c’est à dire la possibilité d’oublier ce corps étranger qui ainsi ne ferait plus parler de lui et entraînant la plus grande tranquillité.
Comment une si étrange mise en place est-elle possible ? Sans vouloir entrer dans les subtiles détails qui en sont à l’origine, rappelons que cette étonnante propriété d’extranéité du corps tient aux conditions de sa venue au monde. Trivialement, comment ce corps a-t-il été produit ? Habituellement quand un homme et une femme ont une vie sexuelle, si un enfant en résultait, c’est le désir non pas d’avoir un enfant, mais le désir qui illumine leur rencontre qui est en position causale de ce nouveau venu, le désir de l’Autre (incarné par ce que porte celui qui deviendra le père, par ce que porte celle qui deviendra la mère) ou aujourd’hui du fait de la modernité, grâce à l’invention de la procréation médicale assistée, c’est la demande de l’Autre qui prévaudra. Ce corps est donc d’abord déterminé par des raisons (désir, demande) qui lui échappent en propre totalement, sur lesquels le sujet n’a aucune prise, ni maîtrise, ni même possibilité de connaissance des raisons qui se sont fomentées bien avant sa conception et qui se situent en un lieu radicalement fermé et séparé de sa conscience et dont il ne dispose pas des premiers linéaments. C’est d’ailleurs pourquoi le discours sur l’autonomie est toujours un leurre. L’ensemble de ces déterminants, constituent un discours (dit discours de l’Autre) qui antécéde la venue au monde de ce petit être qui se trouve alors inséré dans un texte qui lui échappe (définition même de l’inconscient).
Ce discours, constitué de mots qui vont marquer le destin de celui qui les reçoit, va constituer un ensemble, un réseau symbolique. La psychanalyse étudie en vue de pouvoir les déplacer, ces termes qui lestent le destin d’un sujet quand ils confinent aux diverses impasses et aux répétitions malheureuses qui peuvent émailler un parcours. Mais ceci ne dit pas encore tous les effets et conséquences de ce texte. Il dicte au corps au moins 3 ordres de fonctions supplémentaires :
1) D’abord une fonction de représentation, dictée par un rapport particulier à l’image, à l’idéal ayant cours et donc indiquant également une esthétique.
2) Ensuite la tentative d’accomplissement de ces fonctions précédentes va pousser ce corps à devoir se soumettre à un apprentissage, une éducation, une volonté de maîtrise, de contrôle, de maintient, jusqu’à la nécessité d’inscrire une nécessité de dépassement.
3) Enfin il est explicitement souhaité que ce corps s’avère capable de nous donner accès à une jouissance d’une qualité particulière à savoir qui ne soit pas heurtée, mais bien plutôt harmonieuse et paisible. On attend une mise en place spontanée du plaisir, qui ne se limite pas d’ailleurs aux expériences sensualistes, puisque fait évidemment partie de ce dispositif, la vie érotique et sexuelle. Le corps concerné par cette socialisation opérée par le discours de l’Autre est pris donc en partie par le langage, par le symbolique.
L’évolution de notre modernité en donnant une place de prédilection à la science, ne fait que majorer l’expression de la faille entre sujet et corps. Il n’est pas rare par exemple qu’un examen relevant d’une haute technicité (biologie, imagerie) contribue au diagnostic d’une pathologie qui pourtant ne se traduisait pas par le moindre symptôme, de sorte que le corps ainsi en jeu apparaît bien plus étrange encore. Ce corps là est réel dans son statut et inaccessible au langage et par le langage. La science est encore capable de modifier la jouissance du corps réel, en repoussant ses limites naturelles, par l’usage de substances aptes à apporter un bénéfice, un gain, un plus (dopage par exemple). La science aborde toujours le corps par sa dimension la plus réelle, ce qui par contrecoup peut conduire à avoir des effets imaginaires (donc esthétiques), mais aucune intervention dans le champs du symbolique. À l’inverse, une intervention d’ordre symbolique (paroles) pourra avoir des effets imaginaires et aussi surtout des conséquences réelles, car on sait que certaines interprétations se manifestent, se répercutent jusque dans la physiologie corporelle et viennent se traduire dans la chair anatomique. Autrement dit, même une pratique de charlatanisme en manipulant le champ lexical pourra se doubler d’authentiques effets réels.
Ces quelques repérages soulignent combien la question du corps n’est pas univoque, mais plurielle. Corps réel privilégié par la science, corps symbolique socialisé sculpté par les mots et enfin corps imaginaire de deux ordres, un premier imaginaire qui reduplique le corps réel qui se trouve hors langage mais pas hors discours, sans rapport avec l’inconscient donc non interprétable et un imaginaire spéculaire (au miroir) narcissique parasité par le langage et en relation avec l’inconscient donc interprétable (c’est celui-là que privilégie l’hystérie).
Ce long détour pour préciser exactement le lieu où se place l’intervention esthétique. Elle se réalise dans le réel du corps (à plus forte raison si la chirurgie est privilégiée à la médecine esthétique). Néanmoins une telle action sur le Réel vise les répercutions favorables sur les corps imaginaires et principalement dans sa valence narcissique (lissage, gommage des imperfections pour retrouver un éclat, voire pour rester conforme aux changements des canons mouvants de beauté, c’est-à-dire afin de continuer à susciter le surgissement du regard). Entre le Réel et l’imaginaire se situe une jouissance très particulière dite jouissance Autre, qui est hors symbolique, hors langage. Une intervention en médecine esthétique vise donc cette jouissance Autre, cette jouissance du corps, pour lui apporter des changements dans le sens de l’amélioration, du mieux, de la perfection. Souvent, ce qui pousse à ce type de demande ne relève pas forcément d’une décision personnelle, mais d’une très forte pression du discours social qui par les techno sciences peut parvenir à un résultat situé à cheval entre Réel et Imaginaire.
Toutefois, il ne faut pas négliger certains faits, sinon le risque de déception pourrait s’avérer majeur lors d’une intervention esthétique. Le premier qui est constamment masqué concerne une finalité possible de telles demandes puisqu’à souhaiter effacer par exemple les marques du temps (signes de l’âge), il ne s’agirait néanmoins de ne pas vouloir viser ce qui se profile derrière le vieillissement, à savoir la mort et espérer en repousser la limite, l’échéance, ce qui relève bien entendu de la mission impossible. L’autre écueil concernerait le fait de vouloir se polariser pour trop privilégier cette jouissance Autre, car comme jouissance Autre et jouissance phallique fonctionnent en vases communicants, l’attention exclusive à la jouissance Autre se déploie au détriment de la jouissance phallique qui concerne le sexe, la sexualité et qui elle, se trouve déterminée par le langage et le symbolique. Ceci d’autant plus que notre société contemporaine pousse à privilégier une jouissance corporelle Autre ou d’enveloppe au détriment de la jouissance sexuelle impliquant un lien subtile assorti de nombreuses conditions complexes dans une relation homme femme par exemple. Il est bien connu en effet que le monde d’aujourd’hui va toujours à la simplification…
En dehors de ces deux impasses, la demande de soins en médecine esthétique peut bien entendu re-dynamiser une existence et surtout proposer un consistant soutien à certains moments clefs ou tournants délicats de son propre parcours. La raison principale tient à ce que ce type de traitement participe à ce fait structurel, que seul le regard parmi les objets cause de désir, permet de nouer et faire tenir ensemble le réel du corps avec l’imaginaire du corps. L’intervention esthétique en aidant à transformer le corps afin qu’il s’offre favorablement au regard, permet donc de faire tenir ensemble image et corps. Cet élément est une clef décisive dans la subjectivité d’une femme et à moindre degré dans celle d’un homme, expliquant malgré la tendance contemporaine à l’égalisation des sexes, que les femmes demeurent encore aujourd’hui plus demandeuses que les hommes dans ce champ.