Je bronzais ne vous déplaise…

On ne prête jamais assez attention à une distinction décisive, qui si elle n'est pas effectuée, tend à maintenir confondu le champ du désir avec celui de la jouissance. Indétermination source de malentendus majeurs et de déconvenues non moins grandes.

En effet, les hommes et les femmes sont traversés de par leur structure d’êtres parlants baignés dans le langage (cela dès avant même leur venue au monde, à travers les souhaits, attentes, espoirs de ceux qui les ont conçu), par deux courants radicalement contradictoires, qui travaillent à contresens. L’un, s’appuie sur une mise en place du manque et nécessite un certain renoncement à la prévalence que l’on s’octroie à soi-même, c’est le désir ouvert vers l’altérité, vers ce qui est différent, voire étranger à son habitus ; l’autre, redoute ce qui fait défaut, vise une complétude et tend à se prendre soi comme seul but ou finalité, c’est la jouissance narcissique. Dans cette dernière version le sujet se cherche et se traite lui-même comme s’il était son propre objet sexuel.

Alors que le désir obéit à des lois spécifiques dont l’éventuel défaut n’est pas exclu (il est courant qu’un homme aime une femme non pour ce qu’elle aurait mais plutôt pour ce dont elle manquerait), le narcissisme vise l’idéal, la perfection, l’absolu, sorte d’instance totalitaire jamais rassasiée ni satisfaite quant à ce qu’elle réclame avec véhémence. De sorte que le désir, même quand il fait penser que s’y déploie tout un arsenal imaginaire, voire agité par le désordre qu’imprime la passion, il n’en reste pas moins organisé en sous main par la fonction symbolique, c’est-à-dire un système ordonné et référencé au langage (d’où sans doute l’importance donnée au discours amoureux). Autrement dit, c’est encore sous les auspices du désir qu’a pu surgir la dimension humaine proprement éthique. A l’opposé, le champ narcissique s’ouvre sur un nouvel axe, celui de l’esthétique, cette fois.

Cette esthétique n’est pas dictée par le simple caprice du sujet, par ses seules aspirations, elle relève par excellence du phénomène de la mode.

Tout choix de société, tout choix d’ordre politique peut se réduire et s’entendre comme un tranchement qui répond quant à savoir à quoi la prévalence devra être donnée : prééminence du désir sur la jouissance, ou bien l’inverse ? Ceci n’est absolument pas abstrait mais concerne jusqu’aux aspects les plus concrets de notre existence. Par exemple, faut-il accentuer dans sa vie le temps donné au travail ou aux loisirs ? Les enfants ayant un pas d’avance sur nous, sont aux dires des enseignants de plus en plus frappés par une forme de désaffection généralisée des savoirs qui les poussent à renoncer à tout apprentissage, ravalé au rang d’une perte de temps au regard de la jouissance ainsi perdue, alors que ce ne sont pas des problèmes de capacité qui se trouvent là, en jeu.

Jusqu’à il y a peu, le propre de l’homme était reconnu par tous du côté du désir, s’accompagnant d’une économie subjective articulée par le sens du Bien, du Bon, du devoir, de la dette, du renoncement à la satisfaction immédiate et impérieuse des pulsions. Pourtant de nombreux signes semblent indiquer qu’une mutation essentielle a eu lieu. Aujourd’hui on assiste à ce bouleversement radical assignant à l’homme le nouveau but de la jouissance à tout prix. A l’horizon de son avenir se dessine donc l’hédonisme, accompagné des valeurs de l’individualisme que l’on sait, pouvant parfois menacer le corpus de la cohésion sociale.

Alors revenons à la question du bronzage. Bien sûr que celui-ci évoque le temps des vacances, de cette époque bénie de l’année ou après avoir correctement sué sang et eau, c’est-à-dire payé son tribu au nécessaire Dieu du labeur, il soit enfin légitime de jouir tranquille d’un repos bien mérité.

Notons qu’il s’agit déjà là d’une modalité tout à fait contemporaine. Puisque les siècles précédents, c’était plutôt la pâleur extrême qui témoignait de cette grâce du repos. La majorité de la population étant paysanne, ceci voulait dire une peau tannée par l’exposition forcée aux travaux des champs, dont elle portait ainsi les stigmates, seuls les « happy few » dispensés de devoir ainsi gagner leur pitance, pouvaient arborer ce teint opaline couleur de lait, celui-là même d’une poitrine ou d’une fesse chéries que la pudeur d’alors aurait jalousement dissimulé à toute lumière, autant dire à tout regard qui n’aurait pas relevé de la plus stricte intimité.

Aujourd’hui donc l’image valorisée serait celle de nantis pouvant jouir de vacances éternelles au soleil. Rien d’étonnant dès lors que le corps se fasse le temple de cet hédonisme, qu’il en soit le reflet bronzé permanent. Mais ce reflet comme tout reflet s’avère foncièrement trompeur et dérisoire, car l’image est toujours porteuse d’une part fallacieuse. Cet hédonisme merveilleux, bien que relevant d’une logique de fer, en général ignorée par ses adeptes, connaît ainsi que toutes choses a un prix, en général ici exorbitant, car le règne absolu de la jouissance ne peut s’exercer qu’à la condition expresse de maintenir conjointement un désir mort !

Telle est la vérité, effroyable comme toute vérité, qu’est susceptible de nous révéler la psychanalyse. A chacun d’essayer donc d’en tenir compte afin de guider sa route, tel Ulysse enchaîné au mât de son embarcation, évitant ainsi l’attraction fascinante du chant des sirènes.